Adoplhe est d’autant plus amoureux que la résistance d’Ellénore grandit. L’angoisse du jeune homme ne fait que s’adoucir au fur et à mesure que sa bien-aimée succombe. Mais avant d’arriver à ses fins, il doit d’abord faire face à quelques obstacles qu’il redoute forcément.
Je retarde l’instant du bonheur, de ce bonheur que tout menace, que je me crois toujours sur le point de perdre ; bonheur imparfait et troublé, contre lequel conspirent peut-être à chaque minute et les événements funestes et les regards jaloux, et les caprices tyranniques et votre propre volonté ! Quand je touche au seuil de votre porte, quand je l’entrouvre, une nouvelle terreur me saisit : je m’avance comme un coupable, demandant grâce à tous les objets qui frappent ma vue, comme si tous étaient ennemis, comme si tous m’enviaient l’heure de félicité dont je vais encore jouir. Le moindre son m’effraie, le moindre mouvement autour de moi m’épouvante, le bruit même de mes pas me fait reculer. Tout près de vous je crains encore quelque obstacle qui se place soudain entre vous et moi. Enfin je vous vois, je vous vois et je respire, et je vous contemple et je m’arrête, comme le fugitif qui touche au sol protecteur qui doit le garantir de la mort. Mais alors même, lorsque tout mon être s’élance vers vous, lorsque j’aurais un tel besoin de me reposer de tant d’angoisses, de poser ma tête sur vos genoux, de donner un libre cours à mes larmes, il faut que je me contraigne avec violence, que même auprès de vous je vive encore d’une vie d’effort : pas un instant d’épanchement ! pas un instant d’abandon ! Vos regards m’observent. Vous êtes embarrassée, presque offensée de mon trouble. Je ne sais quelle gêne a succédé à ces heures délicieuses où du moins vous m’avouiez votre amour. Le temps s’enfuit, de nouveaux intérêts vous appellent : vous ne les oubliez jamais ; vous ne retardez jamais l’instant qui m’éloigne. Des étrangers viennent : il n’est plus permis de vous regarder ; je sens qu’il faut fuir pour me dérober aux soupçons qui m’environnent. Je vous quitte plus agité, plus déchiré, plus insensé qu’auparavant ; je vous quitte, et je retombe dans cet isolement effroyable, où je me débats, sans rencontrer un seul être sur lequel je puisse m’appuyer, me reposer un moment.
Ellénore n’avait jamais été aimée de la sorte. M. de P*** avait pour elle une affection très-vraie, beaucoup de reconnaissance pour son dévouement, beaucoup de respect pour son caractère ; mais il y avait toujours dans sa manière une nuance de supériorité sur une femme qui s’était donnée publiquement à lui sans qu’il l’eût épousée. Il aurait pu contracter des liens plus honorables, suivant l’opinion commune : il ne le lui disait point, il ne se le disait peut-être pas à lui-même ; mais ce qu’on ne dit pas n’en existe pas moins, et tout ce qui est se devine. Ellénore n’avait eu jusqu’alors aucune notion de ce sentiment passionné, de cette existence perdue dans la sienne, dont mes fureurs mêmes, mes injustices et mes reproches, n’étaient que des preuves plus irréfragables. Sa résistance avait exalté toutes mes sensations, toutes mes idées : je revenais à des emportements qui l’effrayaient, à une soumission, à une tendresse, à une vénération idolâtre. Je la considérais comme une créature céleste. Mon amour tenait du culte, et il avait pour elle d’autant plus de charme, qu’elle craignait sans cesse de se voir humiliée dans un sens opposé. Elle se donna enfin tout entière.
Malheur à l’homme qui, dans les premiers moments d’une liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle ! Malheur à qui, dans les bras de la maîtresse qu’il vient d’obtenir, conserve une funeste prescience, et prévoit qu’il pourra s’en détacher ! Une femme que son cœur entraîne a, dans cet instant, quelque chose de touchant et de sacré. Ce n’est pas le plaisir, ce n’est pas la nature, ce ne sont pas les sens qui sont corrupteurs ; ce sont les calculs auxquels la société nous accoutume, et les réflexions que l’expérience fait naître. J’aimai, je respectai mille fois plus Ellénore après qu’elle se fut donnée. Je marchais avec orgueil au milieu des hommes ; je promenais sur eux un regard dominateur. L’air que je respirais était à lui seul une jouissance. Je m’élançais au-devant de la nature, pour la remercier du bienfait inespéré, du bienfait immense qu’elle avait daigné m’accorder.
Contributrice: Céline Masse