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Le récit exemplaire de Iégor

Les valeurs auxquelles le narrateur peine à s’accorder sont notamment incarnées par un délégué de Moscou, Iégor. Ce dernier tente de ramener la brebis égarée au Parti ; il illustre ses convictions par un récit exemplaire.

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Faux-passeports – Le récit exemplaire de Iégor

Les valeurs auxquelles le narrateur peine à s’accorder sont notamment incarnées par un délégué de Moscou, Iégor. Ce dernier tente de ramener la brebis égarée au Parti ; il illustre ses convictions par un récit exemplaire.

« Voici l’histoire », dit[ Iégor]

[…]

« Ce camarade se nommait Stepan Korochenko. Un soir, on le place avec un piquet de douze hommes, au bord du village, près d’un bois. Quand le lendemain matin, on arrive pour le relever, Korochenko et les douze ont disparu. J’informe. Singulier : cette nuit-là, justement, pas un coup de feu de tiré. Deux gaillards qui traînaient autour d’une ferme les ont entendus s’éloigner. « Pourquoi ne pas avoir donné l’alarme ? – Nous croyions qu’ils exécutaient un ordre ! » Trop tard, d’ailleurs pour les rejoindre. Il faut faire un exemple. Je rassemble les hommes. Devant tous, je flétris les fuyards, « Si on les reprend, passés par les armes ! » Ordre à quiconque les voit, de tirer.

« Le lendemain, au carrefour, le bataillon est aligné ; on part. Korochenko paraît entre deux soldats.

« Que signifie ? Dis-je. Pourquoi n’avez-vous pas fusillé celui-là ? Il est jugé. Faites vite. »

« Korochenko crie : « Non. Non. Vous ne savez pas ! »

Je le dévisage. Je le toise. Je pressens un malheur. Je répète : « Faites vite.

« — Un mot, camarade commissaire. À vous seul. »

« Il est devant moi, pâle, tremblant. La peur ? Non. La honte ? Non. Cet homme veut me faire comprendre seulement qu’il n’a pas trahi. Pas besoin de mots pour le croire : cela crie.

« Je sais », dis-je.

« Il me regarde, épouvanté.

« — Stepan, membre du Parti, tu devais l’exemple. Pour tous, tu as fui. En vérité, tu n’as pas fui et je te crois. Mais si je te laisse vivre, c’est le doute en tous, la panique. Que dois-je faire ?

« — Mourir m’est égal, dit Stepan. Mais ainsi !

«  — Stepan, on peut donner au Parti autre chose encore que sa vie. »

«  Il se tut.

«  — Ça va, fit-il enfin.

«  — Qu’on l’abatte, criai-je. Une balle suffit. Pas de gaspillage. Et désormais, celui qui flanchera devant un ordre sera abattu, lui aussi. »

« Je m’enfuis, pour ne pas entendre le coup. »

*

Ce récit me sembla avoir atterré Robert autant que moi. Un silence passa, dura.

[…]

« Que vous voilà donc bouleversé, me dit [Iégor] tranquillement. Non, vous n’avez jamais été un véritable bolchevik. »

« — Être un véritable bolchevik, cela signifie-t-il faire bon marché du juste et de l’injuste, de la dignité de l’homme, de l’honneur d’une âme ? »

Iégor rit franchement.

« Ce qui m’étonne, dit-il, c’est que pendant dix ans, tout habitué de ces billevesées bourgeoises, vous vous soyez conduit à peu près comme si vous aviez été un vrai bolchevik…

« Et vous vous figurez peut-être avoir embrassé le Communisme. Intellectuel que vous êtes ! Vous avez appris la doctrine, vous l’avez comprise, vous la savez, mais vous ne l’éprouvez pas, vous ne la vivez pas. La doctrine, l’action, ne font pas deux choses ; on ne passe pas de l’une à l’autre, comme on ferait d’une bibliothèque à une barricade ; le bolchevik est action quand il pense la doctrine, il est pensée quand il agit.

[…]

« La dignité de l’homme, l’honneur des âmes ? On pourra peut-être parler un jour comme vous le faites, de la dignité de l’homme, de l’honneur des âmes. Mais pour qu’on le puisse, il faut d’abord détruire cette société, ce monde, ce chaos d’esclavage et de mensonges. Pour l’heure, nous sommes dans les temps de l’enfer. Il n’y a pas de liberté : comment y aurait-il de vrais hommes ? Le devoir de chacun est de faire d’abord la liberté et les hommes. Mais que signifie cela, sinon le Parti ? Je parle, moi, du Parti, de la dignité du Parti, de l’honneur du Parti, de la victoire du Parti.

« Et bien, la victoire du Parti exigeait que Korochenko fût exécuté ! »

Comment advint la passion

Adolphe n’avait jamais véritablement pensé à l’amour. Le hasard et l’accession à une forme de maturité lui ont apporté cette nouveauté, à laquelle il lui tarde dorénavant de succomber.

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Adolphe – Comment advint la passion

Adolphe n’avait jamais véritablement pensé à l’amour. Le hasard et l’accession à une forme de maturité lui ont apporté cette nouveauté, à laquelle il lui tarde dorénavant de succomber.

Distrait, inattentif, ennuyé, je ne m’apercevais point de l’impression que je produisais, et je partageais mon temps entre des études que j’interrompais souvent, des projets que je n’exécutais pas, des plaisirs qui ne m’intéressaient guère, lorsqu’une circonstance très frivole en apparence produisit dans ma disposition une révolution importante.

Un jeune homme avec lequel j’étais assez lié cherchait depuis quelques mois à plaire à l’une des femmes les moins insipides de la société dans laquelle nous vivions : j’étais le confident très désintéressé de son entreprise. Après de longs efforts il parvint à se faire aimer ; et, comme il ne m’avait point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé de me communiquer ses succès : rien n’égalait ses transports et l’excès de sa joie. Le spectacle d’un tel bonheur me fit regretter de n’en avoir pas essayé encore ; je n’avais point eu jusqu’alors de liaison de femme qui pût flatter mon amour-propre ; un nouvel avenir parut se dévoiler à mes yeux ; un nouveau besoin se fit sentir au fond de mon cœur. Il y avait dans ce besoin beaucoup de vanité sans doute, mais il n’y avait pas uniquement de la vanité ; il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi-même. Les sentiments de l’homme sont confus et mélangés ; ils se composent d’une multitude d’impressions variées qui échappent à l’observation ; et la parole, toujours trop grossière et trop générale, peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir.

J’avais, dans la maison de mon père, adopté sur les femmes un système assez immoral. Mon père, bien qu’il observât strictement les convenances extérieures, se permettait assez fréquemment des propos légers sur les liaisons d’amour : il les regardait comme des amusements, sinon permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux. Il avait pour principe qu’un jeune homme doit éviter avec soin de faire ce qu’on nomme une folie, c’est-à-dire de contracter un engagement durable avec une personne qui ne fût pas parfaitement son égale pour la fortune, la naissance et les avantages extérieurs ; mais du reste, toutes les femmes, aussi longtemps qu’il ne s’agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir, sans inconvénient, être prises, puis être quittées ; et je l’avais vu sourire avec une sorte d’approbation à cette parodie d’un mot connu : « Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir ! »

L’on ne sait pas assez combien, dans la première jeunesse, les mots de cette espèce font une impression profonde, et combien à un âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfants s’étonnent de voir contredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu’on leur a données. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules banales que leurs parents sont convenus de leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie.

Contributeur: Triffet Elisa

La philosophie de Mme de Merteuil

La marquise de Merteuil explique au vicomte de Valmont son parcours et l’origine de son libertinage. Les vices deviennent pour elles des moyens acceptables pour les fins qu’elle s’est fixées. Prévan en fera les frais.

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Les Liaisons dangereuses – La philosophie de Mme de Merteuil

La marquise de Merteuil explique au vicomte de Valmont son parcours et l’origine de son libertinage. Les vices deviennent pour elles des moyens acceptables pour les fins qu’elle s’est fixées. Prévan en fera les frais.

[…] n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi ?

Ah ! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire et qui se disent à sentiment ; dont l’imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête ; qui, n’ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l’amour et l’amant

[…]

Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que je me suis prescrites et manquer à mes principes ? Je dis mes principes, et je le dis à dessein, car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, abandonnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude : ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés et je puis dire que je suis mon ouvrage.

[…]

La maladie de M. de Merteuil vint interrompre [mes] douces occupations ; il fallut le suivre à la ville où il venait chercher des secours. Il mourut, comme vous savez, peu de temps après, et quoique à tout prendre, je n’eusse pas à me plaindre de lui, je n’en sentis pas moins vivement le prix de la liberté qu’allait me donner mon veuvage, et je me promis bien d’en profiter.

Ma mère comptait que j’entrerais au couvent ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l’un et l’autre parti et tout ce que j’accordai à la décence fut de retourner dans cette même campagne, où il me restait bien encore quelques observations à faire.

Je les fortifiai par le secours de la lecture ; mais ne croyez pas qu’elle fût toute du genre que vous la supposez. J’étudiai nos mœurs dans les romans, nos opinions dans les philosophes ; je cherchai même dans les moralistes les plus sévères ce qu’ils exigeaient de nous et je m’assurai ainsi de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on devait penser et de ce qu’il fallait paraître. Une fois fixée sur ces trois objets, le dernier seul présentait quelques difficultés dans son exécution : j’espérai les vaincre et j’en méditai les moyens.

[…]

Cependant ma conduite précédente avait ramené les amants, et pour me ménager entre eux et mes infidèles protectrices, je me montrai comme une femme sensible, mais difficile, à qui l’excès de sa délicatesse fournissait des armes contre l’amour

Alors je commençai à déployer sur le grand théâtre les talents que je m’étais donnés. Mon premier soin fut d’acquérir le renom d’invincible. Pour y parvenir, les hommes qui ne me plaisaient point furent toujours les seuls dont j’eus l’air d’accepter les hommages. Je les employais utilement à me procurer les honneurs de la résistance, tandis que je me livrais sans crainte à l’amant préféré. Mais celui-là, ma feinte timidité ne lui a jamais permis de me suivre dans le monde, et les regards du cercle ont été ainsi toujours fixés sur l’amant malheureux.

[…]

qu’après m’être autant élevée au-dessus des autres femmes par mes travaux pénibles, je consente à ramper comme elles dans ma marche, entre l’imprudence et la timidité ; que surtout je pusse redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite ? Non, vicomte, jamais ! Il faut vaincre ou périr. Quant à Prévan, je veux l’avoir et je l’aurai.

Contributeur: Chieco Élodie

Les délateurs

La Guerre d’Espagne (1936-1939) a scindé la société. Les deux camps se sont opposés dans une lutte acharnée à l’aune de laquelle la délation n’est qu’un recours parmi d’autres. L’horreur peut aussi devenir banale.

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Pas Pleurer – Les délateurs

La Guerre d’Espagne (1936-1939) a scindé la société. Les deux camps se sont opposés dans une lutte acharnée à l’aune de laquelle la délation n’est qu’un recours parmi d’autres. L’horreur peut aussi devenir banale.

Les délateurs par la bouche desquels Dieu manifeste sa volonté se recrutent à tous les niveaux de la société, avec une proportion assez remarquable de prêtres, de dames de la haute qui bêlent leur amour du prochain et portent à leur corsage l’image sacrée du Cœur de Jésus d’où coule un joli filet de sang, d’épouses de gradés qui sont du dernier bien avec le père Untel nettoyeur de consciences, de cafetiers, de boulangers, de chevriers, de garçons de ferme, de nigauds faciles à catéchiser, de traîne-savates en manque d’exercice, de petites gens que l’on persuade de se décorer d’un pétard à la ceinture au nom de la nation en péril, de petites frappes et de grandes canailles qui repeignent de frais leur conscience en enfilant la tenue bleue censée leur restituer l’honneur perdu, de braves gens et d’autres plus saumâtres, et d’un nombre conséquent de personnes ordinaires, c’est-à-dire ni bonnes ni mauvaises, c’est-à-dire d’une honnête médiocrité ainsi que le disait mon cher Nietzsche, c’est-à-dire comme vous et moi, c’est-à-dire qui vont régulièrement à confesse pour vidanger leurs péchés, ne manquent jamais la messe du dimanche ni le match de foot du samedi, sont pourvues d’une épouse et de trois enfantelets, et ne sont pas des monstres, ce qu’on appelle des monstres, assez proches en cela des militants du, mais non, non, pas de comparaisons tirées par les cheveux, qui ne sont pas des monstres, ce sont les circonstances seules qui sont monstrueuses, disait Bernanos, et les gens les subissent, ou plutôt ils y adaptent le petit nombre d’idées générales dont ils peuvent disposer.

Ces délateurs patriotiques, instruments de la volonté de Dieu, faut-il le répéter, ne s’embarrassent pas de démarches inutiles, car ils sont gens de poigne et qu’ils vont droit au but, sacré nom d’une pipe, sans se laisser freiner par de vaines pudeurs. Par voie épistolaire, ils dénoncent tous ceux qui éveillent leurs soupçons, et terminent leur lettre par de suaves gratulations aux autorités régnantes assorties de l’honneur de servir la patrie, ou par des remerciements émus et des sentiments affectionnés à la señora Untel qui a eu la bonté de leur faire parvenir de délicieuses poires (son époux est un franquiste qui ne rigole pas), les Comités d’épuration patriotique s’occupant du reste.

Le pied-bot

Charles exerce la médecine à Yonville. Le pharmacien Homais l’a encouragé à pratiquer une opération audacieuse sur le malheureux Hippolyte, qui souffre d’un pied-bot. La description de l’opération démontre la profondeur de la documentation chez Flaubert, dans ce cas pour expliquer précisément la nature de l’intervention.

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Madame Bovary – Le pied-bot

Charles exerce la médecine à Yonville. Le pharmacien Homais l’a encouragé à pratiquer une opération audacieuse sur le malheureux Hippolyte, qui souffre d’un pied-bot. La description de l’opération démontre la profondeur de la documentation chez Flaubert, dans ce cas pour expliquer précisément la nature de l’intervention.

Avec les conseils du pharmacien, et en recommençant trois fois, il fit donc construire par le menuisier, aidé du serrurier, une manière de boîte pesant huit livres environ, et où le fer, le bois, la tôle, le cuir, les vis et les écrous ne se trouvaient point épargnés.

Cependant, pour savoir quel tendon couper à Hippolyte, il fallait connaître d’abord quelle espèce de pied-bot il avait.

Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite, ce qui ne l’empêchait pas d’être tourné en dedans, de sorte que c’était un équin mêlé d’un peu de varus, ou bien un léger varus fortement accusé d’équin. Mais, avec cet équin, large en effet comme un pied de cheval, à peau rugueuse, à tendons secs, à gros orteils, et où les ongles noirs figuraient les clous d’un fer, le stréphopode, depuis le matin jusqu’à la nuit, galopait comme un cerf. On le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des charrettes, en jetant en avant son support inégal. Il semblait même plus vigoureux de cette jambe-là que de l’autre. À force d’avoir servi, elle avait contracté comme des qualités morales de patience et d’énergie, et quand on lui donnait quelque gros ouvrage, il s’écorait dessus, préférablement.

Or, puisque c’était un équin, il fallait couper le tendon d’Achille, quitte à s’en prendre plus tard au muscle tibial antérieur pour se débarrasser du varus ; car le médecin n’osait d’un seul coup risquer deux opérations, et même il tremblait déjà, dans la peur d’attaquer quelque région importante qu’il ne connaissait pas.

Ni Ambroise Paré, appliquant pour la première fois depuis Celse, après quinze siècles d’intervalle, la ligature immédiate d’une artère ; ni Dupuytren allant ouvrir un abcès à travers une couche épaisse d’encéphale ; ni Gensoul, quand il fit la première ablation de maxillaire supérieur, n’avaient certes le cœur si palpitant, la main si frémissante, l’intellect aussi tendu que M. Bovary quand il approcha d’Hippolyte, son ténotome entre les doigts. Et, comme dans les hôpitaux, on voyait à côté, sur une table, un tas de charpie, des fils cirés, beaucoup de bandes, une pyramide de bandes, tout ce qu’il y avait de bandes chez l’apothicaire. C’était M. Homais qui avait organisé dès le matin tous ces préparatifs, autant pour éblouir la multitude que pour s’illusionner lui-même. Charles piqua la peau ; on entendit un craquement sec. Le tendon était coupé, l’opération était finie. Hippolyte n’en revenait pas de surprise ; il se penchait sur les mains de Bovary pour les couvrir de baisers.

– Allons, calme-toi, disait l’apothicaire, tu témoigneras plus tard ta reconnaissance envers ton bienfaiteur !

Contributeur: Letens Laura