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Pococurante ou l’ennui

Candide et Martin parviennent au palais du noble Pococurante, homme d’une soixantainesand-918837_640 d’années, extrêmement riche. Ils découvrent avec stupéfaction que celui-ci s’ennuie de tout, de la grande musique classique, des tableaux de renommée et même des jolies femmes qui habitent son palais.

D’abord deux filles jolies servirent du chocolat, qu’elles firent très-bien mousser. […] « Ce sont d’assez bonnes créatures, dit le sénateur Pococurante ; je les fais quelquefois coucher dans mon lit : car je suis bien las des dames de la ville, de leurs coquetteries, de leurs jalousies, de leurs querelles, de leurs humeurs, de leurs petitesses, de leur orgueil, de leurs sottises, et des sonnets qu’il faut faire ou commander pour elles ; mais, après tout, ces deux filles commencent fort à m’ennuyer. »

Candide, après le déjeuner, se promenant dans une longue galerie, fut surpris  de la beauté des tableaux. Il demanda de quel maître étaient les deux premiers. « Ils sont de Raphaël, dit le sénateur ; je les achetai fort cher par vanité, il y a quelques années […], mais ils ne me plaisent point du tout : la couleur en est très-rembrunie,  les figures ne sont pas assez arrondies, et ne sortent point assez ; les draperies ne ressemblent en rien à une étoffe : en un mot, quoi qu’on en dise, je ne trouve point là une imitation vraie de la nature. Je n’aimerai un tableau que quand je croirai voir la nature elle-même : il n’y en a point de cette espèce. J’ai beaucoup de tableaux, mais je ne les regarde plus. »

Pococurante, en attendant le dîner, se fit donner un concerto. Candide trouva la musique délicieuse. « Ce bruit, dit Pococurante, peut amuser une demi-heure ; mais s’il dure plus longtemps, il fatigue tout le monde, quoique personne n’ose l’avouer.

[…] Candide, en voyant un Homère magnifiquement relié, loua l’illustrissime sur son bon goût. « Voilà, dit-il, un livre qui faisait les délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe de l’Allemagne. — Il ne fait pas les miennes, dit froidement Pococurante ; […] cette répétition continuelle de combats qui se ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif, cette Hélène qui est le sujet de la guerre, et qui à peine est une actrice de la pièce ; cette Troie qu’on assiège, et qu’on ne prend point : tout cela me causait le plus mortel ennui. […] Tous les gens sincères m’ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu’il fallait toujours l’avoir dans sa bibliothèque, comme un monument de l’antiquité. […]

— Votre excellence ne pense pas ainsi de Virgile ? dit Candide. — Je conviens, dit Pococurante, que le second, le quatrième, et le sixième livre de son Énéide, sont excellents ; mais pour son pieux Énée, et le fort Cloanthe, […] je ne crois pas qu’il y ait rien de si froid et de plus désagréable. J’aime mieux le Tasse et les contes à dormir debout de l’Arioste.

— Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si vous n’avez pas un grand plaisir à lire Horace ? — Il y a des maximes, dit Pococurante, dont un homme du monde peut faire son profit, […] mais je me soucie fort peu de son voyage à Brindes, et de sa description d’un mauvais dîner, et de la querelle de crocheteurs entre je ne sais quel Pupilus dont les paroles étaient pleines de pus, et un autre dont les paroles étaient du vinaigre.  […] Les sots admirent tout dans un auteur estimé. Je ne lis que pour moi : je n’aime que ce qui est à mon usage. Candide, qui avait été élevé à ne jamais juger de rien par lui-même, était fort étonné de ce qu’il entendait ; et Martin trouvait la façon de penser de Pococurante assez raisonnable.

Contributeur: Kaptue Wilfried

Adolphe – Comment advint la passion

Adolphe n’avait jamais véritablement pensé à l’amour. Le hasard et l’accession à une forme de maturité lui ont apporté cette nouveauté, à laquelle il lui tarde dorénavant de succomber.

Distrait, inattentif, ennuyé, je ne m’apercevais point de l’impression que je produisais, et je partageais mon temps entre des études que j’interrompais souvent, des projets que je n’exécutais pas, des plaisirs qui ne m’intéressaient guère, lorsqu’une circonstance très frivole en apparence produisit dans ma disposition une révolution importante.

Un jeune homme avec lequel j’étais assez lié cherchait depuis quelques mois à plaire à l’une des femmes les moins insipides de la société dans laquelle nous vivions : j’étais le confident très désintéressé de son entreprise. Après de longs efforts il parvint à se faire aimer ; et, comme il ne m’avait point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé de me communiquer ses succès : rien n’égalait ses transports et l’excès de sa joie. Le spectacle d’un tel bonheur me fit regretter de n’en avoir pas essayé encore ; je n’avais point eu jusqu’alors de liaison de femme qui pût flatter mon amour-propre ; un nouvel avenir parut se dévoiler à mes yeux ; un nouveau besoin se fit sentir au fond de mon cœur. Il y avait dans ce besoin beaucoup de vanité sans doute, mais il n’y avait pas uniquement de la vanité ; il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi-même. Les sentiments de l’homme sont confus et mélangés ; ils se composent d’une multitude d’impressions variées qui échappent à l’observation ; et la parole, toujours trop grossière et trop générale, peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir.

J’avais, dans la maison de mon père, adopté sur les femmes un système assez immoral. Mon père, bien qu’il observât strictement les convenances extérieures, se permettait assez fréquemment des propos légers sur les liaisons d’amour : il les regardait comme des amusements, sinon permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux. Il avait pour principe qu’un jeune homme doit éviter avec soin de faire ce qu’on nomme une folie, c’est-à-dire de contracter un engagement durable avec une personne qui ne fût pas parfaitement son égale pour la fortune, la naissance et les avantages extérieurs ; mais du reste, toutes les femmes, aussi longtemps qu’il ne s’agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir, sans inconvénient, être prises, puis être quittées ; et je l’avais vu sourire avec une sorte d’approbation à cette parodie d’un mot connu : « Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir ! »

L’on ne sait pas assez combien, dans la première jeunesse, les mots de cette espèce font une impression profonde, et combien à un âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfants s’étonnent de voir contredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu’on leur a données. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules banales que leurs parents sont convenus de leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie.

Contributeur: Triffet Elisa