Jorge, journaliste et attaché en communication, est devenu un proche du Président chilien socialiste Salvador Allende. Ce dernier vient de convoquer Jorge.
Le président se faisait attendre. Que pouvait-il y avoir de si urgent ? Le regard de Jorge parcourut la pièce qu’il connaissait par cœur. Sur le bureau trônaient les photos de sa famille : sa femme Hortensia, ses filles Carmen Paz, Beatriz et Isabel, et dans un autre cadre, plus vieux, ses parents, Salvador Allende Pedro et Laura Gossens Uribe. Jorge savait tout sur eux, tant le Président aimait évoquer ses racines. Son père, avocat à la cour d’appel de Valparaiso, dont les ancêtres basques étaient arrivés au Chili au XVIIe siècle, et sa mère, fille d’un émigrant belge… Un jour, après lui avoir rappelé qu’il avait du sang belge dans ses veines, il avait demandé à Jorge :
« Toi qui connais tout, tu sais où cela se trouve, la Belgique ?
– En Europe. C’est un petit pays entre le France et les Pays-Bas…
– Tu oublies l’Allemagne et le Luxembourg. Il faut toujours bien connaitre la géographie quand on fait de la politique. Et le Chili, tu le connais ? »
Un peu penaud, Jorge avait confessé avoir peu voyagé dans son propre pays. Quelques jours dans le sud, pour un reportage sur la Patagonie, et des vacances à La Serena, une ville balnéaire en vogue.
« Eh bien, il est temps que tu découvres les incroyables richesses de ce Chili que nous aimons tant. C’est un ordre présidentiel. »
Un ordre auquel Jorge avait promis d’obéir quand le Président lui en laisserait le temps.
Un bruit dans l’antichambre le sortit de sa rêverie. Le maitre des lieux prenait congé de ses conseillers. Il entra dans la pièce d’un pas pressé et s’assit en face de Jorge, l’air préoccupé.
« Tu vas bien, fils ?
– Je vais bien, Monsieur le Président. Et vous-même ? »
Allende ôta ses lunettes et de frotta les yeux.
« Bon sang, il y a des jours où je me demande ce qui m’a pris de vouloir être Président. Et même de faire de la politique. J’aurais mieux fait d’ouvrir un cabinet médical après mes études », répondit-il en tirant sur les poils de sa moustache.
Ce n’était pas la première fois que Jorge entendait ce discours. Il revenait chaque fois qu’une nouvelle épreuve se présentait sur le chemin chaotique de la présidence. Le pays traversait une crise économique importante : le taux d’inflation atteignait les 180%. Dans les rues, les commerçants, les camionneurs défilaient en demandant la démission du gouvernement. La plus impressionnante des manifestations fut la marche des casseroles vides. Les femmes qui ne pouvaient plus assurer les fins de mois tapaient violemment sur des casseroles avec des cuillères, faisant un boucan épouvantable dans les rues de Santiago. Réfugié dans son palais, Allende, abasourdi par la cacophonie de cet étrange orchestre en colère dut bien reconnaitre qu’il ne disposait pas encore des moyens de sa politique.
« Je viens de peaufiner la proposition de référendum que je soumettrais demain au parti. Je souhaite que les citoyens s’expriment sur mon maintien en tant que chef de l’Etat. Certains pensent que c’est un suicide politique, mais la situation économique est tellement grave que je ne pourrai continuer à gouverner qu’avec le soutien du peuple. Nous verrons. »
Contributeur: Bouché Alexandre