Jean Iritimbi demande à Patricia de veiller sur Vanessa, sa fille, alors qu’il part à la recherche de Christine et Myriam, sa femme et son autre enfant, toutes deux disparues dans le naufrage du bateau censé les amener en Europe.
Il faut que je les trouve, Patricia. Christine et Myriam, je dois savoir ce qu’elles sont devenues. J’irai à Rome. Et si à Rome on ne sait rien, j’irai ailleurs. Je ne peux pas laisser cela comme ça. J’irai jusqu’au bout, je les chercherai sans relâche, dans les îles et ailleurs, je les ramènerai si elles sont vivantes, je sais que les chances sont infimes, minuscules, il faudrait un miracle pour qu’elles soient encore en vie, un bateau de pêcheur qui modifie sa trajectoire, une planche de salut, un rocher, un hors-bord, mais les miracles, ça existe, pourquoi penser d’emblée que ça n’existe pas pour les Centrafricains. Et si elles sont mortes, il faut que je trouve leurs dépouilles, j’irai sur les plages, au fond de la mer, dans les fosses communes et je les ramènerai au pays, je les ensevelirai dans la terre de nos ancêtres. Elles ne peuvent finir comme des âmes errantes. Dans la famille de Christine, on croyait que les âmes des morts qui avaient reçu une sépulture digne venaient habiter le corps des panthères, pour moi ce n’était qu’une supposition, pas pour Christine. Elle rêvait de devenir une panthère. Si je n’ai pu lui offrir une vie digne, que sa sépulture au moins le soit.
C’est à cause de mon orgueil, ce mirage, ce rêve d’une vie meilleure, Patricia, qu’elles ont tout quitté. Je me suis trompé, cruellement trompé. J’ai sacrifié ce que j’avais de plus cher. J’ai cru à la baraka, Patricia, une baraka qui n’existe pas pour les Noirs, pas pour nous. Je me suis cru plus malin et plus fort et j’ai entraîné les miennes vers un désastre.
Mais la petite, je ne peux pas la prendre. La petite, ce ne serait pas bon pour elle. Elle n’est plus en état en voyager. Il faut quelqu’un pour la protéger, l’aider à grandir, lui donner une vie qui vaille la peine de la traverser. Vous le pouvez, Patricia. Durant ces trois jours, j’y ai longuement réfléchi. Je n’ai plus rien. Ni force, ni espérance. Ne dites pas non, Patricia. Rien ne vous résiste. Quand vous désirez quelque chose, vous l’obtenez. Si vous prenez Vanessa avec vous, tout ira bien. Vous avez plus à lui donner que moi. Prenez-la Patricia, je vous la confie, comme la dernière qui me relie au monde. Cela ne lui fera pas de mal d’être séparée de moi, je suis devenu un étranger. Elle n’a aucun souvenir avec moi. Je ne lui manquerai pas. Et quand ce sera le moment, je reviendrai. Je ferai tout pour revenir. Je me battrai. Mais je ne peux rien promettre. J’ai déjà promis une fois et regardez. La vie éloigne détourne, désespère, vous le savez comme moi. Emmenez-la Patricia. Emmenez-la avec vous, celle qui me reste, je vous en supplie. Elle est mon bien le plus précieux. C’est une enfant, Patricia. Une enfant qui n’a rien demandé à personne. Vous me disiez, au Niagara, après la mort de votre mère, que vous aviez tant à donner, que vous étiez à un moment de votre vie où vous aviez tout l’espace pour vous consacrer à quelqu’un. Elle est là. Elle attend à l’étage, Patricia. Elle vous attend.
Et avant de partir, je voudrais que vous me pardonniez.
Contributrice: Demiri Shukrije
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