L’humaniste anglais Thomas More (1478-1535) fut un catholique assez rigoriste. Choqué par les abus présents dans la société anglaise, il voulut réagir. Il publia ainsi un ouvrage en latin où il décrivait le pays idéal selon lui: L’Utopie. Les valeurs de ce pays imaginaires sont les valeurs chrétiennes enfin actualisées. D’un côté, le système imaginé est fonctionnel. Mais de l’autre, ce pays reste imaginaire…
Arrivés à ce point il nous faut, pour nous épargner une erreur, considérer attentivement une objection. Si chacun ne travaille que six heures, penserez-vous, ne risque-t-on pas inévitablement de voir une pénurie d’objets de première nécessité ?
Bien loin de là : il arrive souvent que cette courte journée de travail produise non seulement en abondance, mais même en excès, tout ce qui est indispensable à l’entretien et au confort de la vie. Vous me comprendrez aisément si vous voulez bien penser à l’importante fraction de la population qui reste inactive chez les autres peuples, la presque totalité des femmes d’abord, la moitié de l’humanité ; ou bien, là où les femmes travaillent, ce sont les hommes qui ronflent à leur place. Ajoutez à cela la troupe des prêtres et de ceux qu’on appelle les religieux, combien nombreuse et combien oisive ! Ajoutez-y tous les riches, et surtout les propriétaires terriens, ceux qu’on appelle les nobles. Ajoutez-y leur valetaille, cette lie1 de faquins2 en armes ; et les mendiants robustes et bien portants qui inventent une infirmité pour couvrir leur paresse. Et vous trouverez, bien moins nombreux que vous ne l’aviez cru, ceux dont le travail procure ce dont les hommes ont besoin.
Demandez-vous maintenant combien il y en a parmi eux dont l’activité a une fin véritablement utile. Nous évaluons toutes choses en argent, ce qui nous amène à pratiquer quantité d’industries3 totalement inutiles et superflues, qui sont simplement au service du luxe et du plaisir. Cette multitude des ouvriers d’aujourd’hui, si elle était répartie entre les quelques branches qui utilisent vraiment les produits de la nature pour le bien de tous, elle créerait de tels surplus que l’avilissement4 des prix empêcherait les ouvriers de gagner leur vie. Mais que l’on affecte à un travail utile tous ceux qui ne produisent que des objets superflus et, en plus, toute cette masse qui s’engourdit dans l’oisiveté et la fainéantise, gens qui gaspillent chaque jour, du travail des autres, le double de ce que le producteur lui-même consomme pour son propre compte : vous verrez alors combien il faut peu de temps pour produire en quantité nécessaire les choses indispensables ou simplement utiles, sans même négliger ce qui peut contribuer au plaisir, pourvu que celui-ci soit sain et naturel.
C’est ce qu’on voit à plein en Utopie. Dans toute une ville avec sa banlieue, parmi l’ensemble des hommes et des femmes en âge et en état de travailler, il n’y en a pas cinquante à qui dispense en soit accordée. Même les syphograntes5, que la loi exempte du travail manuel, l’assument volontairement, afin d’entraîner les autres par leur exemple. Jouissent d’une immunité analogue ceux auxquels le peuple, sur la recommandation des prêtres et par un vote secret des syphograntes, accorde une dispense à vie afin qu’ils puissent se consacrer tout entiers aux études. Si l’un d’eux déçoit l’espérance qu’on a mise en lui, il est renvoyé parmi les ouvriers. Il n’est pas rare en revanche qu’un ouvrier consacre aux lettres ses heures de loisir avec une telle ferveur, et obtienne par son zèle de tels résultats, qu’on le décharge de sa besogne pour le promouvoir parmi les lettrés. C’est parmi eux que l’on choisit les ambassadeurs, les prêtres, les tranibores6, enfin le prince lui-même.
1 Racaille
2 Hommes méprisables
3 Métiers
4 Baisse.
5 Chefs de gouvernement dans le pays imaginé par More.
6 Magistrats d’Utopie.